Nous nous étions donné rendez-vous devant l’entrée. Je récupérai rapidement Hermann et Richard qui avaient accompagné Gladys un peu plus tôt et nous attendîmes Sarah en blaguant à l’ombre du mur, me charriant qu’ils étaient parce que j’avais coiffé une casquette à large visière, mais je ne me laissais pas démonter, je leur disais qu’on en reparlerait très vite, dès lors que nous serions assis en plein soleil par un peu plus de quarante-cinq degrés et que leurs crânes cuiraient comme des œufs.

            Je n’avais encore jamais assisté à l’une de ces finales autrement qu’écrasé par un ciel de feu. Il n’était que de sentir le souffle brûlant qui tourbillonnait dans la rue pour savoir qu’on allait souffrir sur les gradins et qu’une simple casquette prendrait bientôt des allures de miracle.

            Personne ne s’attendait à ce qu’elle se pointât au bras de Vincent Dolbello. Nous étions tous de bonne humeur, nous étions un peu saoulés par la lumière et pour le moins nullement préparés à cette mauvaise surprise. Lorsque nous les vîmes arriver, la conversation mourut et quelques regards furtifs s’échangèrent. C’était la première fois que Sarah nous l’amenait au grand jour et d’une manière si naturelle que j’en fus ébranlé.

            — Je crois que nous allons mourir… ! plaisanta-t-elle.

            Richard avait déjà détourné les yeux et entraînait Hermann vers l’entrée quand Dolbello me tendit la main. J’y passai la mort dans l’âme, réduisant la chose au strict minimum, encore que soulagé d’épargner à Richard cette manière de trahison.

            Je détestai la manière dont il embrassa Elsie – il posa une main sur son épaule et retira ses lunettes de soleil comme s’il lui dévoilait l’une des merveilles du monde.

            — Hé, tu ne trouves pas qu’on dirait le sosie de Burt Reynolds… ? glissai-je à Sarah sur un ton grinçant tandis que l’autre, se collait à ma mie.

            Elle ignora totalement mes paroles. Au vrai, je n’étais même pas certain qu’elle m’eût simplement entendu, elle devenait complètement azimutée depuis qu’il y avait ce type et du diable si je la reconnaissais par moments et j’en étais profondément écœuré.

            — Je crois que nous ferions mieux d’y aller…, soupirai-je en évitant le sourire de V. Dolbello.

            Il y avait du monde. La seule partie des gradins qui se trouvait à l’ombre – une structure de poutrelles métalliques recouverte de bois vernis s’avançait au-dessus des rangs mais sur un seul côté du terrain – n’offrait déjà plus la moindre place. Nous rejoignîmes Hermann et Richard là où le soleil dansait sans relâche, mais finalement ce n’était rien comparé au désagrément que m’infligeait la présence de l’autre. Ils s’étaient mis torse nu, je leur décochai un regard vide et m’installai près d’eux tout en pestant à part moi. Je la trouvais rudement gonflée de nous imposer ce gars-là sans prévenir, je gardais mes mains enfoncées dans mes poches et j’entendais le bougre plaisanter et raconter je ne sais quoi aux filles, je ne sais quelles histoires vaseuses. Hermann et Richard chuchotaient de l’autre côté. Elle ne manquait vraiment pas d’air.

            Je fermai les yeux et feignis de m’abandonner à la température ambiante, mais je serrais les dents et rongeais mon frein silencieusement en attendant le début de la partie. J’avais envie de me lever et de me tirer, je me répétais que rien ne devait me forcer à partager la compagnie d’une personne qui tant me déplaisait, que c’était un sale tour que je faisais à mon âme, néanmoins je ne bougeais pas. Comme toujours, les choses n’étaient pas aussi simples.

            J’en avais longuement parlé avec Richard quelques jours plus tôt. J’avais essayé de lui expliquer la formidable pression de la solitude à mesure que les années passaient et que peut-être Sarah avait besoin de se trouver quelqu’un, que peut-être c’était une question d’équilibre, enfin il était en âge de comprendre ça à présent. Si je n’avais pas réussi à le convaincre entièrement, du moins avais-je tempéré sa rancœur et j’essayais de me tenir le même langage bien qu’éprouvant toutes les difficultés du monde à me l’avaler. Et puis, le rassurais-je, dis-toi bien que le temps va jouer pour nous, ça m’étonnerait, vois-tu, que cette histoire fasse long feu.

            Cela dit, aucun signe d’essoufflement n’apparaissait à l’horizon, et lorsque Richard m’avait annoncé, avec un air sinistre, que deux ou trois fois déjà Sarah l’avait amené à la maison, je n’avais pu m’empêcher de grimacer et dès lors m’étais mis à craindre que l’aventure en question ne durât un peu plus longtemps que nous ne l’aurions souhaité. Pourquoi tous les autres étaient-ils passés comme des météores quand celui-là restait en place, je n’y comprenais vraiment rien. Et pour être franc, je me demandais si le peu de goût que m’inspirait Dolbello ne venait pas tout simplement de ce traitement particulier, de la place qu’il était parvenu à se tailler dans la vie de Sarah. Je le plaignais d’être la victime d’une regrettable iniquité si c’était le cas, mais personne n’était allé le chercher.

            L’horloge fixée au front de la toiture qui ombrait soigneusement les rangs d’en face indiquait presque trois heures. Une légère impatience colorait la rumeur tandis que l’on s’approchait du coup d’envoi. Je ne savais pas ce qu’en pensaient les autres, mais j’avais l’impression que l’air se raréfiait et que la lumière s’intensifiait et pénétrait les choses. Je ne me sentais pas très à mon aise ni ne pensais que la présence de Vincent Dolbello fût entièrement à l’origine de la vague appréhension qui se glissait en moi.

            De blanche, la lumière devint jaune. Sans doute avais-je par mégarde levé les yeux au ciel et payais-je à l’instant cette sottise d’un éblouissement passager qui aberrait ma vision, je n’en imaginais nulle autre cause. Aussi bien, je ne songeais point à m’en inquiéter et tâchais même de m’en accommoder, car à tout prendre ce n’était pas si désagréable. Comme au travers d’invisibles remous tels qu’en suscitent des nappes de chaleur, je ne distinguais plus que des formes imprécises et mouvantes, du plus étrange effet. J’entendis des sifflets et des applaudissements, signe que les deux équipes venaient d’entrer sur le terrain, mais les sons eux-mêmes ne me parvenaient qu’étouffés et s’égaillaient dans le lointain tandis que s’y mêlait le curieux bruissement d’un souffle d’air se faufilant dans des buissons.

            — Mais quel souffle d’air… ? ! ricanai-je, conscient de cette profonde absurdité.

            Braquant mon regard sur le terrain, je n’aperçus que des taches vertes et jaunes qui s’étalaient et vibraient derrière un écran vaporeux. Je savais qu’il s’agissait des maillots des filles, de même que l’air était immobile et qu’un match de basket allait se dérouler devant moi, mais ce n’était pas du tout ce que j’observais. Cette bizarrerie finit par m’amuser, d’autant que le tableau ne manquait pas de charme et participait du frisson qu’une brise opportune eût instillé dans des genêts fleuris.

            Subitement, je retrouvai une vision normale. Et je n’en fus pas fâché car la partie allait commencer d’un instant à l’autre et déjà les filles se regardaient en chiens de faïence et brûlaient d’en découdre. Je bâillai discrètement, encore frais émoulu de mon mirage, quand Hermann me décocha son coude replié dans les côtes.

            — Nom de nom, est-ce que tu le vois… ? ! ! lâcha-t-il d’une voix sourde.

            Oui, je le vis au même moment, je sus que c’était lui avant que de le reconnaître et durant quelques secondes je restai la bouche ouverte.

            — Mais qu’est-ce qu’il fabrique… ? ! ajouta Hermann.

            — Hé, mais qui est ce type, là-haut… ? demanda Dolbello.

            — Hé, Max… ! ! l’interpellai-je en me levant.

            Il était grimpé sur cette espèce de toit qui abritait les rangs, de l’autre côté du terrain, il avait surgi là-dessus comme par enchantement et sa silhouette se découpait dans les airs à présent qu’il se dressait assez près du bord. Il portait une tenue sombre et une chemise dont la blancheur me paraissait incroyable et plus que tout me sautait aux yeux. De ce côté-ci des gradins, les gens le montraient du doigt. À une quinzaine de mètres plus bas, les deux équipes regardaient vers le ciel.

            Je l’appelai à nouveau tandis qu’à voix haute chacun s’interrogeait et nourrissait le vacarme grandissant, et il ne parut pas m’entendre. J’étais trop loin pour saisir l’expression de son visage mais je savais qu’il allait sauter et cette certitude me paralysait sur place.

            Il avança de quelques pas, s’approchant au bord du vide les bras pendus le long du corps. Son attitude ne laissait aucun doute. Des cris alarmés fusèrent du sol lorsque son ombre apparut sur le terrain. De son veston fermé jaillissait l’éclatante blancheur de sa chemise et tout ce que je réussis à penser fut qu’il allait la salir ou bien la déchirer, et cette réflexion stupide devint aussitôt insupportable, mais je ne parvins pas pour autant à la chasser de mon esprit.

            J’entendais des voix familières autour de moi. Je ne saisissais pas un traître mot de ce qu’elles disaient, pas plus que je n’identifiais la main accrochée à mon bras, et je clignais des yeux dans la lumière. Le temps filait à toute allure mais à l’horloge l’aiguille des secondes avançait au compte-gouttes. Max était juste au-dessus. Des gens s’agitaient. Personne ne restait en place. Plus que n’importe qui d’autre, j’avais la gorge serrée mais je ne bougeais pas d’un cil. Il était inutile de tenter quoi que ce fût, il n’y avait rien à faire.

            Pas une seule fois il ne jeta un œil dans ma direction. Sa tête était légèrement inclinée en avant. Des gradins s’échappait à présent une odeur aussi forte que celle d’un putois, la foule empestait à mesure que la tension montait, une sueur âcre, un mélange de frayeur et d’excitation exsudait dans la touffeur accablante, cependant que Max, d’un geste machinal, s’assurait une dernière fois qu’il était braillé convenablement.

            Une brusque clameur décolla à sa rencontre lorsqu’il dégringola de son triste perchoir – sans avoir proféré un seul mot, sans avoir bondi de façon héroïque mais s’agenouillant simplement dans le vide – avec une lenteur épouvantable. Il n’agita ni ses bras ni ses jambes durant la chute, il tomba tout recroquevillé et s’écrasa sur le bord du terrain.

            Aussitôt je sautai par-dessus les gens, dévalai jusqu’en bas, traversai le terrain comme la foudre et arrivai à point nommé. Il n’était pas encore mort. Le souffle court, je me penchai sur lui pendant que les curieux arrivaient de tous les côtés. Il était sur le dos, du sang coulait de ses oreilles et de son nez, ses yeux étaient ouverts et il grimaçait légèrement. Je m’accroupis à ses côtés mais je n’avais rien de spécial à lui dire. Une inextricable forêt de jambes nous entourait, se resserrant peu à peu sur nous comme d’exubérantes espèces tropicales.

            Tant et si bien que je fus rapidement bousculé par le premier rang, avant même d’avoir pu me faire entendre. Je me rattrapai une fois en posant une main au sol. « Hé ! ! Mais qu’est-ce que… », et je n’eus pas le temps de finir ma phrase qu’à nouveau impuissante à contenir la poussée extérieure la première ligne me jeta à terre et je m’étalai en travers de Max.

            Je poussai un cri terrible.

            Malgré la mêlée qui se nouait au-dessus de ma tête, je réussis à m’écarter de lui en me plaçant à quatre pattes. Les gens se repoussaient et criaient à ceux du fond d’arrêter de pousser, qu’ils étaient fous. J’avais peur de lui avoir fait mal. Quelqu’un piétinait ses cheveux blancs. J’étais bouleversé à l’idée de l’avoir écrasé de tout mon poids. Puis je profitai que l’étau se relâchait pour me redresser, et comme je m’exécutai, sa main se cramponna à ma manche. Sur-le-champ, je me figeai. Il ne me regardait pas mais ses lèvres remuèrent, aussi me penchai-je à nouveau vers lui, saisi d’une réelle émotion.

            « Dis-lui… » murmura-t-il d’une voix si faible que je crus bien que c’était ses derniers mots – il m’arriva plus tard de regretter qu’ils ne l’eussent été – mais ne lui prêtai pourtant pas moins une oreille attentive.

            Durant quelques secondes, je n’entendis plus rien, cependant qu’autour de moi se calmait la bousculade, et je pensais qu’il avait usé son dernier souffle. Mais il avait gardé le meilleur pour la fin.

            « Dis à Marianne que j’ai payé… » trouva-t-il le moyen d’ajouter avant de s’éteindre.

            Il me fallut détendre ses doigts un par un pour me libérer. Mais j’évitai soigneusement de le regarder. Je me relevai ensuite péniblement et m’aperçus que j’avais perdu ma casquette. Je demeurai un instant interdit puis fendis la foule.

            Je gardai ça pour moi pendant quelques jours, après quoi j’en parlai à Hermann au détour d’une conversation que nous avions à propos de sa prochaine pièce de théâtre. C’était celle d’un jeune auteur que Marianne avait pris sous sa protection, mais pour une fois j’étais d’accord avec elle, j’estimais que d’ici quelques années ce type deviendrait vraiment bon. Je le connaissais un peu, il était passé à la maison deux ou trois fois et je lui avais dit le bien que je pensais de son travail. Pour sa part, Hermann était particulièrement satisfait de son rôle, il m’en parlait souvent et avec un tel enthousiasme que j’avais fini par le prendre au sérieux.

            Un violent orage avait éclaté en fin d’après-midi, il était tombé des hallebardes et nous étions seuls tous les deux, Elsie et Gladys s’étant prises tout à coup d’une irrésistible envie pour une partie de lèche-vitrines. Nous discutions tandis qu’il se rasait et que j’étais immergé dans mon bain avec un Monte Cristo Especial. La pluie avait cessé. Le ciel était mauve avec de larges entailles saumonées, et je soufflais ma fumée par la fenêtre. J’attendais qu’il eût écarté le rasoir de sa gorge pour lui annoncer la nouvelle.

            Pour finir on tomba d’accord pour n’en parler à personne. Ce n’était que vis-à-vis de Marianne qu’il y avait un problème. Hermann secouait la tête, il était lui d’avis de ne rien dire et qu’il eût mieux valu que Max emportât son secret dans la tombe. J’y avais pensé tout au long de l’enterrement. Je me demandais si je devais accomplir sa dernière volonté, s’il me faisait porter un fardeau terrible ou si je n’étais au fond qu’un pauvre sentimental.

            Tenais-je entre mes mains la paix de son âme ? Sa mort pouvait-elle être une consolation pour Marianne ? Était-ce à nous de décider ce qui était bien de ce qui ne l’était pas ? Autant de questions dont nous débattions sérieusement malgré la douceur de l’air, autant de mystères qui demeuraient sans réponse et nous préoccupaient malgré la tiédeur insouciante qui succédait aux fournaises des hiers.

            Lorsque je la voyais, j’imaginais la scène avec Max grimpé sur elle tandis qu’il venait de l’estourbir et je me disais qui sait si elle n’a pas fini par se figurer que son agresseur était un sacré beau gars… ? ! Je me remémorais à présent le nez qu’il se tirait lorsqu’il était en sa présence ou l’air sombre qu’il prenait quand il s’agissait de l’installer dans son fauteuil roulant. Je repensais à toutes les excuses que je lui avais trouvées quand on remarquait que plus rien n’allait chez lui, à l’égarement de l’avis général selon quoi tout était allé de travers parce qu’il avait été viré du lycée. Je repensais à tous les détails qui auraient dû me mettre sur la piste. Je songeais également aux sentiments qui m’avaient aveuglé. Que devais-je faire à présent des bons moments que nous avions passés ensemble… ? !

            « Mais enfin, Dan, est-ce que tu m’écoutes… ? » J’avais du mal à suivre ce qu’elle me racontait. Sans m’en rendre compte, je finissais par la regarder fixement et au bout d’un moment elle s’interrompait : « Très bien, arrêtons-nous cinq minutes », m’accordait-elle avec un sourire bienveillant. Malgré tout, je ne parvenais pas vraiment à me détendre.

            Nous avions l’habitude de travailler ensemble. En général, ce n’était pas exactement sur des sujets qui m’intéressaient mais les choses n’allaient pas trop mal entre nous. J’avais eu de longs mois pour l’observer. À l’époque où je l’avais connue, certaines de ses qualités m’avaient complètement échappé – à moins qu’elle ne les eût développées sur le tard – et lorsqu’elle était devenue présidente de la Fondation et que Paul me parlait d’elle en des termes flatteurs, je n’en croyais pratiquement pas un mot et le considérais d’un œil soupçonneux. Mais j’avais eu tort. À présent, je m’entendais bien avec elle. Il m’arrivait ainsi de sortir de son bureau en claquant la porte et d’y retourner quelques minutes après sans qu’on songeât à s’en étonner ni l’un ni l’autre. J’en étais arrivé à vraiment bien l’aimer, quoique ses goûts en matière de roman demeurassent parfaitement décourageants.

            Je me voyais mal en train de lui annoncer qu’il y avait du nouveau et que je tenais le nom de celui qui l’avait clouée sur une chaise. Je n’avais qu’à la regarder une seconde pour qu’aussitôt s’envolât le moindre élan que j’aurais pu avoir en ce sens. Hermann avait raison. Néanmoins, je me demandais si Max, là-haut, avait les yeux braqués sur moi, s’il s’apprêtait à me maudire. Je me rassurais en me répétant qu’il n’avait pas précisé si je devais le lui dire tout de suite. Bah, le monde des vivants n’est qu’un vaste océan de choses inavouables, de secrets indicibles.

            Si l’on n’enregistrait aucun progrès de ce côté-là, on pouvait constater que ça bougeait en revanche dans le camp des Bartholomi. La manière dont Sarah travaillait à l’intronisation de Vincent Dolbello parmi nous ressemblait à un travail de fourmi. De plus en plus, elle s’arrangeait pour glisser tout naturellement son nom dans la conversation et c’était des Vincent pense ceci, Vincent a dit cela, des Vincent et moi qui mine de rien œuvraient dans nos esprits et grossissaient les rangs d’une petite armée qui la conduirait jusqu’à la victoire finale. Je la connaissais suffisamment bien pour éventer la mèche, mais je ne disais rien et me contentais d’observer son lent manège avec autant de lassitude que de résignation.

            Lorsque j’avais parié à Richard que cette histoire n’allait pas durer, je m’étais bien fourré le doigt dans l’œil. Mes intuitions en ce qui concernait les femmes ne s’étaient pas améliorées avec le temps. Je n’avais pas cru un seul instant que Franck finirait par me plaquer malgré ses menaces, j’étais encore alors un écrivain admiré, pas un type qu’on pouvait laisser tomber comme le commun des mortels. J’avais dû pratiquement m’assommer la tête contre un mur avant de pouvoir comprendre ce qui m’était arrivé. Et voilà qu’une nouvelle fois je me trompais, à croire que plus elles étaient proches de moi et plus le mystère s’épaississait.

            Puis un matin, moins d’une quinzaine de jours après la mort de Max, Sarah se sentit assez sûre de son coup pour nous inviter tous chez elle. J’en fus naturellement le dernier informé, ce qui signifiait qu’elle se méfiait un peu de mes réactions et par là même n’avait-elle pas tout à fait tort car m’en eût-elle touché deux mots avant d’en parler aux autres que j’aurais intrigué pour que sombrât son foutu projet.

            « Mais ça n’aurait servi à rien, me fit remarquer Elsie tandis que je pestais que nous fussions tombés dans le panneau. Nous n’aurions reculé que pour mieux sauter… »

            J’enrageais mais je savais pertinemment que Sarah n’aurait pas renoncé à ses fins, eussé-je été assez malin pour déjouer sa première tentative. Déjà, à deux ou trois reprises, elle s’était débrouillée pour que nous les aperçûmes quelques instants ici ou là et elle feignait d’être surprise que nous nous rencontrions dans des endroits où elle savait fichtrement bien que ça ne pouvait pas manquer. Je détestais ce jeu stupide et son air parfaitement étonné devant une telle coïncidence, je la foudroyais du regard mais elle ne semblait pas s’en inquiéter, j’avais l’impression de la dévisager derrière un miroir sans tain.

            Il semblait qu’à présent un nouveau pas dût être franchi. Chacun de nous s’était vu, en différentes occasions, infliger la présence de l’énergumène. Sarah n’avait plus qu’à rassembler les morceaux pour que tout fût dit. Et c’était justement ce qui venait de nous tomber sur la tête.

            Bernie partageait mes craintes quant à la tournure des événements. Il pensait lui aussi que c’était du sérieux et qu’on ne devait plus y voir quelque liaison passagère. N’ayant point échappé aux rencontres accidentelles que Sarah semait sur nos chemins, il avait pu saisir la gravité de la chose et trouvait Dolbello peu digne d’intérêt.

            — Mais aussi, mettons-nous à la place de Sarah, dans l’ensemble il est assez bel homme…

            — Eh bien, tu devrais essayer de le lui piquer, soupirai-je. Je crois que ce serait un service à lui rendre.

            — Il y a pourtant quelque chose qui me déplaît chez lui…, cette espèce de férocité qu’il a dans le regard, tu as remarqué ?

            — Je t’ai dit qu’il ne me plaisait pas.

            — D’un autre côté, nous le connaissons à peine…

            — Tu trouves qu’on exagère… ? ! Bon sang, mais que le Ciel te donne raison, c’est tout ce que je demande… !

            — Au fond, je me dis que Sarah n’est quand même pas idiote.

            — Franck aussi était une fille belle et intelligente… J’aurais aimé que tu voies Abel, le type avec lequel elle s’est envolée. Je me demande si tu n’aurais pas trouvé qu’il était bel homme lui aussi.

            C’était le matin, le ciel était radieux et nous vidions quelques canettes de Corona (El abuso en el consuma de este producto es nocivo para la salud) dans le jardin, pendant que les autres se préparaient. Malgré que nous fussions sur le point de nous rendre à la fameuse invitation de Sarah, je n’étais pas vraiment de mauvaise humeur et j’avais beau la ramener sur un sujet qui m’était sensible, le poids de la fatalité m’anesthésiait et me poussait dans les cordes. Bernie et moi étions installés dans des transats et nous aurions pu tout aussi bien parler de la fin du monde dans ces conditions.

            Passant une main par-dessus bord, Bernie me tapota gentiment la cuisse :

            — Tes rapports avec Sarah sont un peu trop compliqués pour que tu puisses avoir une vision objective…

            — Détrompe-toi. Mes rapports avec Sarah sont de plus en plus simples. J’ai davantage de relations avec n’importe laquelle de mes voisines de bureau qu’avec Sarah depuis que Dolbello est entré en scène.

            — Écoute, je reconnais que ce type n’est pas très agréable. Mais cette histoire te pendait au nez, ne dis pas le contraire…

            — Comment ça cette histoire me pendait au nez… ? !

            — Enfin…, tu savais bien qu’elle se trouverait quelqu’un un jour ou l’autre… J’espère que cette éventualité t’avait tout de même effleuré…

            — Bon sang, je n’en suis pas si sûr… !

            Le peuplier dansait dans la lumière et nous poudrait de confettis lumineux.

            — J’ai été à ses pieds durant des années, Bernie, j’aurais fait n’importe quoi pour elle… Mais le Premier Commandement, « Tu ne baiseras pas avec ta meilleure amie », est resté planté entre nous comme une épée maléfique. T’avouerais-je que le résultat n’est pas à la mesure de mes espérances… ? Veux-tu me dire ce qui reste de cette belle amitié que nous avions bâtie sur ma pénible continence et mes si douloureux renoncements… ? (Je lâchai ma canette vide après l’avoir fixée un instant.) Rien ou si peu de chose que je me demande si je n’ai pas rêvé… ! Bah, je voudrais que tu me pinces, Bernie…, pas que tu continues à me caresser la cuisse.

            Dolbello s’était installé au barbecue. Les manches retroussées, il badigeonnait la viande en souriant dans son coin. Sarah cavalait dans tous les sens – j’étais mort de rire – et s’assurait que personne ne manquait de rien. Ils semblaient tellement ravis tous les deux qu’ils en compissaient leur culotte et s’échangeaient des coups d’œil triomphants car tout marchait comme sur des roulettes.

            Nous étions une vingtaine, c’était juste ce qu’il fallait pour se garder d’un trop brusque tête-à-tête tout en conservant une certaine intimité et par là l’on pouvait constater qu’ils avaient décidé de nous la jouer fine.  J’étais vaguement écœuré mais il me restait un fond d’affection pour elle – je ne savais plus très bien ce qu’il en était exactement – et je l’employais à me tenir tranquille. N’empêche, quel triste spectacle c’était, Sarah rosissant comme une jeune fille qui s’est amené un flirt à la maison et l’autre animal grillant ses steaks et ses côtelettes de porc avec un sourire de conspirateur sûr de son fait.

            Pour finir, je cessai de les regarder et ravalai mes sarcasmes. Elle avait ce qu’elle voulait, à présent. C’était un de ces jeux où chaque pion que l’on avançait ne pouvait retourner en arrière. Passant d’un groupe à l’autre avec sa barbaque fumante, Dolbello posait au maître de maison et sillonnait le jardin comme un terrain conquis, dispensant çà et là quelques consignes pour que vous vous sentiez parfaitement à l’aise, sur le ton engageant d’un vieil habitué des lieux. Il y avait de quoi s’étrangler, mais pas une seule fois je ne bronchai. Comme il est dit au numéro 33 : « Ainsi l’homme noble tient le vulgaire à distance, sans colère mais avec mesure. » Malgré tout, chaque fois qu’il me disait « tu », c’était un coup de poignard qu’il me plongeait dans le cœur.

            Je ne savais pas si je parviendrais à m’y habituer. Je ne savais pas si à la longue Dolbello finirait par se fondre dans le paysage, s’il y avait une chance pour que je m’adapte à la situation. Je bénissais le Ciel de m’avoir envoyé Elsie. J’imaginais mon calvaire si je m’étais trouvé seul durant cette triste épreuve. « Tu imagines, me disais-je, si elle te quittait maintenant… ? ! » Il m’arrivait parfois de la chercher des yeux ou de la regarder dormir pour tenter de me rassurer. Elle était l’onguent qui refermait ma blessure, la distance qui m’épargnait un coup fatal, l’arrimage qui empêchait mon cœur de se briser en mille morceaux. Elle avait émoussé mon amertume. Sans elle, la vague m’aurait frappé de plein fouet et j’aurais été froidement balayé car plus rien d’autre ne semblait avoir d’importance pour Sarah que son fichu commerce. Sans Elsie, dans quel métal aurais-je bien pu forger le regard désabusé que me ressaisissant j’accordais à ces choses ?

            Ainsi donc, les effets de mon trouble ne se manifestaient que de temps en temps et avec plus ou moins d’intensité, mais parfois c’était comme des vipères glacées jaillissant des fourrés, la charge d’un barracuda ou un brusque embrasement de l’air que j’avais toutes les peines du monde à maîtriser. Je trouvais que j’avais du mérite. Et jusque-là, je n’avais pas encore eu l’heur de me débarrasser d’une petite chose qui me tenait à cœur depuis le début mais dont je pensais qu’il faudrait bien qu’elle fût dite un jour ou l’autre. Ça se passa dans la cuisine.

            L’après-midi s’étirait dans le jardin, par petits groupes légèrement alanguis et repus et bruissants sur l’herbe jaunie, et je n’avais aucune idée particulière en tête. M’étant préparé au pire en ce qui concernait Dolbello, je n’étais pas en train de déchanter et c’est tout juste si je levais un œil sur lui lorsque sa voix dépassait celle des autres. Il semblait content de lui, il posait sa main sur l’épaule de gens qu’il connaissait à peine et se mêlait à la conversation du moment. Quand il s’approchait de moi, je faisais semblant de somnoler. Il n’était pas nécessaire qu’il se donnât du mal à mon sujet. Plus que minces étaient ses chances de me mettre dans sa poche.

            Je me suis levé à un moment donné, je suis allé dans la cuisine pour me chercher des glaçons. Les stores étaient tirés, si bien qu’un peu de fraîcheur flottait dans la pénombre que zébraient de larges rayons obliques. J’espérais un instant que Dolbello allait s’appuyer toute cette vaisselle mais je ne devais pas rêver, il n’y a pas la moindre justice ici-bas. J’en ai profité pour me laver les mains. Puis je me suis aspergé la figure et, me redressant, j’ai découvert Sarah à côté de moi. C’était un évier à double bac. Sans mot dire, elle fit pivoter le robinet dans le sien et laissa l’eau couler sur ses doigts avant d’en emplir une carafe. Je n’avais encore jamais vu un silence aussi flasque entre nous. Des gouttes me coulaient le long du cou mais je jurais que c’était l’empreinte de ce silence minable.

            Je compris aussitôt que le moment était venu de me libérer d’un poids. Mes mains se refermèrent doucement sur les bords de l’évier, mes yeux se plissèrent, ma bouche se transforma en un sourire cruel tandis qu’elle continuait à m’ignorer.

            — Alors,… tu me demandes pas comment je le trouve… ? ! lui glissai-je sur le ton d’un serpent venimeux.

            — Non, me répondit-elle.

            — Sacré bon sang, je le trouve infect… ! fis-je.

            Puis je m’en retournai d’un pas satisfait.

            À présent, lorsque l’été s’installait, j’étais saisi d’un léger pincement au cœur. Je ne disais rien mais j’appréhendais le moment où Hermann bouclait sa valise. C’était encore assez nouveau pour moi, suffisamment en tout cas pour me donner un peu de vague à l’âme et me rappeler combien il était désolant de n’être que deux pour former une famille. Plus que tout autre, ce dernier point m’était sensible. J’avais une conscience aiguë de la fragilité de l’édifice et je savais bien que ces périodes de vacances n’étaient que les dernières répétitions avant l’effondrement final. Je me demandais souvent comment je m’y étais pris pour me retrouver dans une situation pareille. C’était l’un de mes thèmes de réflexion favoris. Et qui ne prendrait toute son ampleur que le jour où il m’aurait quitté pour de bon. Un long frisson de déréliction me parcourait à cette évocation, mais je n’essayais pas de l’éviter. J’imaginais qu’il valait mieux y être préparé à l’avance. Plus l’on conçoit l’étendue et l’absoluité de sa solitude, et mieux on se porte.

            Ils n’avaient pas encore décidé où ils iraient mais ils en parlaient de temps en temps et étudiaient diverses propositions qu’ils avaient ici ou là, des copains qui avaient une baraque ou des qui filaient à l’étranger avec un soi-disant paquet de bonnes adresses. En attendant, et depuis quelques jours, Hermann et Richard étaient embauchés comme coursiers à la Fondation. Ils étaient allés trouver Marianne directement et lui avaient sorti un numéro de charme dont ils aimaient à souligner l’effet irrésistible, à preuve qu’ils étaient sortis de son bureau avec le job dans la poche. Si on les écoutait, on avait l’impression que leur tâche consistait à se balader à vélo toute la sainte journée qui par ailleurs était si belle que j’avais dit à Marianne : « Ah, ne cherchons plus… Voilà le boulot qu’il me faut ! » Malheureusement, elle n’y avait pas donné suite.

            Maintenant qu’ils étaient débarrassés des examens – seul Richard avait été recalé avec une moyenne de 6,5 – ils se payaient tous les trois des mines magnifiques. Hermann ne dormait pas beaucoup à cause de ses répétitions, sans compter les nuits que Gladys passait dans son lit, mais malgré tout il tenait la grande, forme. Gladys le bourrait de poudre d’huîtres portugaises et de comprimés d’acérola qu’il ingurgitait le matin à peine ouvrait-il un œil, après quoi il n’avait pas plus tôt descendu l’escalier qu’on l’entendait siffloter ou claquer dans ses mains, à telle enseigne qu’on se demandait si elle ne forçait pas un peu la dose, Elsie et moi, enfin je ne lui voyais pas encore de plaques rouges sur la figure.

            Cette année-là, il avait eu quelques petits rôles – Beckett, Ghelderode, Edward Albee –, mais rien de comparable avec ce qui l’attendait dans les jours qui allaient suivre. Je n’avais pas été autorisé à m’en aller jeter un œil sur les répétitions, et en dehors de ce qu’il m’en disait, tout se passait dans le plus grand mystère. Richard et Gladys ne le quittaient pas d’une semelle. Je ne savais pas très bien ce qu’ils fabriquaient, s’ils lui massaient la nuque, veillaient à ce qu’il ne s’enrhumât point ou rangeaient ses costumes, mais ils participaient d’une même excitation et le soir on les entendait rentrer sur le coup d’une heure du matin et pas fatigués pour un sou, et si je m’approchais de la fenêtre je les voyais discuter dans la voiture, puis discuter sur le trottoir, puis remettre ça dans le jardin, et autant dire que je n’avais pas besoin de me presser pour aller leur ouvrir la porte. C’était au point que je n’entendais même plus parler de Vincent Dolbello. « Oh lui… ? Oh j’en sais rien… », me répondait Richard lorsque j’allais aux nouvelles. Je sentais qu’il était inutile d’insister, j’espérais simplement que ça ne se passait pas trop mal lorsqu’ils se retrouvaient en sa présence. Mais se rendaient-ils compte d’autre chose que de ce sacré théâtre depuis qu’ils y étaient fourrés ? !

            Une semaine avant le lever du rideau, Hermann devint subitement pâle et les deux autres perdirent à leur tour quelque couleur. Comme je leur demandais s’ils étaient malades, Gladys me répondit que je n’étais pas drôle et qu’elle aurait bien voulu m’y voir. J’avais l’air d’oublier qu’Hermann portait pratiquement la pièce sur ses épaules et que toute la salle aurait les yeux braqués sur lui durant ces deux longues heures, est-ce que j’imaginais quelle terrible épreuve, quelle incroyable responsabilité… D’un geste faible, Hermann la pria de ne plus en rajouter et il resta prostré pendant un bon moment tandis que les deux autres montaient la garde.

            Je crus bien faire en invitant l’auteur de la pièce, mais ils passèrent la soirée à se persuader que ça n’allait pas marcher, à parier qu’ils allaient se ramasser et que peut-être on préparait déjà le goudron et les plumes. Le type me plaisait. C’était rare de rencontrer un écrivain qui ne se prît pas pour une espèce de génie, un écrivain qui doutait de son travail et qui ne puait pas à des kilomètres.

            — Non, toi tu es formidable… C’est la pièce qui est mauvaise !

            — Oh bon sang, ne dis pas ça… ! Je suis vraiment fier de la jouer, tu sais… Mais je crois que tu aurais dû en choisir un autre… !

            — Voyons, Mann… Je sais ce que je dis.

            Je suis allé me coucher avec un léger mal de tête. J’ai demandé à Elsie si elle croyait un truc pareil. Elle m’a répondu qu’elle avait vraiment hâte de voir ça. Je l’ai prise dans mes bras et je lui ai dit que ces deux imbéciles commençaient à me ficher la trouille.

            Marianne était persuadée que ce serait un succès, Paul aimait la pièce et Andréa prétendait qu’elle avait toujours su qu’Hermann avait du talent, mais j’entretenais à présent un doute affreux et il m’arrivait d’entrer dans leur bureau simplement pour qu’ils me rassurent une nouvelle fois si c’était possible. Paul rigolait, m’affirmant que mon inquiétude le rajeunissait car j’avais selon lui tout à fait le même genre d’expression lorsque l’on publiait l’un de mes bouquins et qu’au fond j’étais un angoissé qui s’ignorait. Je ne savais pas où il était allé chercher que je l’ignorais. À la maison, j’affichais une confiance totale, sans doute un peu trop sereine, de l’avis de Gladys qui me chuchotait des Oh Dan, comment peux-tu rester si calme dans un moment pareil, je te jure que c’est presque indécent… ! Je lui répondais que moi je l’aimais vraiment, que je savais de quoi il était capable. Elle me rétorquait que c’était malin en haussant les épaules. La pauvre, que simplement je lui entrouvrisse mon cœur et je lui aurais flanqué une de ces chairs de poule qu’elle en aurait détalé, les mains plaquées sur ses deux oreilles.

            Pour se changer les idées, ils essayaient de décider où ils allaient partir ensuite (une fois que le désastre serait consommé… ? !) et ils dépliaient des cartes et restaient penchés au-dessus, épaule contre épaule, comme de sombres naufragés transis. Je ne savais pas si ça tenait de famille, ce goût de se jeter en pâture au public, mais ça ne semblait pas nous réussir. Je trouvais encore beau qu’il fût capable d’enfourcher un vélo de bon matin quand pour ma part j’avais connu de ces angoisses à ne plus pouvoir descendre de mon lit tellement je me sentais faible.

            Un soir, avec Gladys, je me suis coltiné les fameux cartons d’invitation – tâche qu’à sa demande elle s’était vu confier mais dont l’ampleur l’avait un peu prise au dépourvu –, nous nous sommes assis à la table et j’ai sorti mes lunettes en soupirant.

            — Écoute, tu n’es pas obligé de le faire.

            — Parle-moi gentiment, lui dis-je. Il y a tellement de noms sur cette liste que tu devrais m’embrasser les pieds.

            Après le repas, Hermann et Richard étaient retournés au théâtre. Le dernier bruit qui courait était que rien ne serait prêt à temps mais fichu pour fichu ils étaient repartis ventre à terre. Elsie n’était pas rentrée, elle avait une de ces espèces de dîner en ville et j’avais trouvé un mot m’expliquant qu’il était rose et ventripotent et que même sur une île déserte, etc. Si bien que nous étions seuls Gladys et moi, avec cette corvée sur les genoux.

            Je m’étais installé pour écouter de la musique mais je l’avais entendue gémir dans le milieu du premier mouvement (Andante comodo) et, l’ayant observée un instant, j’avais résolu de lui venir en aide. Ce n’était pas si facile de se trouver un moment dans la vie pour s’écouter la Neuvième de Mahler – pour une fois, c’était Karajan qui les enfonçait tous – sans être emmerdé, surtout quand à se farcir des quarante heures de bureau l’on était cruellement tenu. Mais elle forçait la pitié avec son tas d’enveloppes et toutes ces adresses à recopier, sans parler des timbres. À mon tour, j’ai poussé un faible gémissement puis je me suis levé et je lui ai dit que j’étais son homme.

            — Dan, on en a pour combien de temps, tu crois… ?

            — Plus que tu ne penses… ! pâlis-je en examinant une enveloppe. Dommage que ce ne soit pas des auto-adhésives…

            Elle nous prépara deux bols de thé Mu – elle avait introduit ça à la maison, ainsi que les galettes végétales et le Tamari, elle avait un petit coin à elle dans un placard de la cuisine, un assortiment de flacons et de pilules – et elle insista pour que je le busse pendant qu’il était encore chaud. Je n’étais pas contre si ça devait nous donner des forces. Et puis je ne trouvais plus que le breuvage avait un goût de Viandox comme au début, je commençais réellement à m’y habituer.

            C’était une nuit d’été, tiède et molle, avec des craquètements d’insectes en provenance du jardin et une rumeur lointaine d’automobiles. Je sentais le sang neuf qui coulait dans ses veines, le parfait mécanisme de son corps, la ferme élasticité de sa peau et j’étais saisi d’une émotion comparable à celle qu’on peut éprouver à la vue d’une source. Je pensais à tous les espoirs, tous les désirs qu’il y avait en elle, et je me souvenais comme la vie me semblait simple lorsque j’avais son âge et que je commençais à écrire mes premières nouvelles avec une ardeur invincible, et comme tout était si loin.

            — Oh Dan, je voudrais tant que ça marche… ! fit-elle en poussant vers moi un gros paquet d’enveloppes.

            — Mmm, on va être bientôt fixés.

            Elle croisa les bras et se mit à regarder par la fenêtre cependant que je m’affairais.

            — Est-ce que c’est vrai qu’il suffit de vouloir vraiment quelque chose pour que ça arrive… ?

            — Eh bien, je ne sais pas quoi te répondre au juste… Oui et non.

            — Oh écoute, je veux que tu me le dises… !

            — Bon sang, t’es marrante… ! Je ne suis vraiment sûr de rien, tu sais… Peut-être qu’on peut bénéficier d’un coup de chance… Enfin en ce qui me concerne, j’ai désiré certaines choses dans la vie…

            — Mais vraiment voulu… ? !

            — Oui, ardemment si tu préfères. Et sur le nombre, enfin rassure-toi ça n’a tout de même pas dépassé les doigts d’une main, eh bien, certaines se sont réalisées et d’autres pas. C’est difficile d’avoir une théorie là-dessus. Cela dit, pour répondre à ta question, je crois que ça peut marcher si l’on est disposé à payer le prix… mais quel qu’il soit. Et l’on ne peut jamais être fixé à l’avance, malheureusement. C’est un peu ce qui m’est arrivé, tu sais, je te parle d’une expérience que j’ai vécue. Crois-moi…, il vaut mieux ne pas trop vouloir quelque chose. Enfin si tu ne peux pas t’en empêcher, je te conseille de n’avoir qu’un seul désir et de t’y tenir. Normalement, ça devrait marcher. Seulement ce n’est pas si facile et dis-toi bien qu’il est rare qu’on en soit exaucé d’une demi-douzaine… Tu as intérêt à bien choisir si tu veux mon avis. Mais n’oublie pas que c’est n’en avoir aucun qui est la Voie.

            — Mince, j’aurais dû me douter que tu allais tout embrouiller… C’est quand même terrible !

            — Bah, tu sais… Il s’agit de la grande erreur de ma vie, mets-toi à ma place. Je reconnais que je dérape facilement sur ce terrain…

            À ces mots, elle me considéra d’un air amusé. Rien n’est plus sensible que la curiosité d’une fille.

            — Mais c’est quoi… ? C’est une espèce de secret… ?

            Lui souriant à mon tour, je la rassurai :

            — Non, mais c’est un bon exemple… Tu sais, ça m’a pris un jour que je terminais un bouquin, je ne sais plus au juste quel âge j’avais mais je n’étais pas très vieux, je portais encore des culottes courtes et ce bouquin c’était Moby Dick. Ce n’était même pas la version intégrale, figure-toi, mais je me souviens que j’ai ouvert ma chemise et que je l’ai glissé contre ma peau en fermant les yeux. C’est ce jour-là que j’ai voulu devenir un écrivain et le soir même j’ai transformé mon ancienne prière par Dieu tout-puissant, je ne Te demanderai plus rien d’autre mais fais de moi un écrivain pour l’amour de Jésus-Christ, tout le reste m’est égal, mais fais de moi un écrivain ! Et comme un forcené, je serrais Moby Dick contre ma poitrine, sous ma veste de pyjama, et bon sang, mon lit tout entier devait en trembler, je te prie de me croire…

            — Ah, dis donc, c’est génial… !

            — Bien sûr et à partir de ce moment-là je n’ai plus pensé qu’à ça, j’ai patiemment attendu mon heure-Mais il ne se passait pas une seule journée sans que je rumine mon vœu, sans que je le caresse comme une lampe miraculeuse. Et puis un beau matin, je me suis retrouvé derrière une machine à écrire, avec mes bouquins qui se vendaient et mon nom dans les journaux, et je me suis rendu compte que je devenais à moitié fou et que Franck s’était fatiguée de moi et que j’étais un père lamentable. Alors j’ai compris que j’avais commis une lourde erreur en ne me souciant pas du prix à payer. C’était bien trop élevé pour moi. J’avais obtenu ce que je voulais mais ça ne me semblait plus aussi important, tout à coup. Sans compter que j’avais perdu mon inspiration, enfin ça c’est une autre affaire…

            Tout en me regardant, elle a tiré une petite langue rose et pointue et l’a promenée tranquillement sur les bords d’une enveloppe. Je l’ai aussitôt imitée. À ce train-là, nous en avions encore pour deux jours.

            — Bah, mais tout ça c’est de l’histoire ancienne… ! ai-je ajouté avec un sourire analgésique. Ça me servira de leçon pour la prochaine fois.

            On décida de s’y mettre un peu plus sérieusement. Il était déjà tard et elle voulait avoir fini lorsque Hermann rentrerait. Elle se faisait réellement du souci pour lui. Les sentiments qu’elle avait pour Hermann tissaient entre elle et moi des liens étranges. Je l’observais toujours avec un intérêt particulier car elle connaissait des choses le concernant qui m’étaient inaccessibles et ce mystère me captivait. Je n’avais pas très souvent l’occasion de me trouver seul avec elle, mais j’y prenais toujours du plaisir malgré qu’elle eût un certain caractère. La compagnie d’une fille de dix-huit ans conjuguée à celle de la petite amie de mon fils, c’était bien plus qu’il n’en fallait pour me satisfaire.

            — Ah, j’espère qu’ils ne vont quand même pas rentrer trop tard, soupira-t-elle en s’éventant.

            — Voyons, cesse de t’inquiéter… Au moins, pendant qu’il travaille, il ne pense pas à autre chose.

            — Ah, tu le connais mal… Il est capable de faire les deux !

            Je la fixai une seconde par-dessus mes lunettes, puis je repris mon boulot. Je me demandais comment elle pouvait se figurer qu’elle le connaissait mieux que moi.

            — Bon sang, reprit-elle, j’ai envie de téléphoner pour savoir comment ça se passe… !

            — Respire profondément. Détends-toi. Fais le vide dans ton esprit.

            — Oh écoute, ne te fiche pas de moi… Je ne sais pas comment tu peux rester aussi calme, vraiment tu me sidères !

            — D’accord. Téléphone si tu veux…

            Elle resta immobile pendant que je m’activais. Je craignis un instant qu’elle ne me plantât là et s’en fût vérifier sur place que tout allait bien car visiblement, ça la démangeait.

            — Non, tu as raison, soupira-t-elle. Je suis ridicule. Mais c’est de rester là sans rien faire…

            — Justement, tu devrais t’y remettre. Il en reste encore un bon paquet…

            — Brrr… ! C’est comme si l’on convoquait ses juges…

            Je m’étirai en rigolant :

            — Hé, mais, t’as pas bientôt fini… ? !

            À nouveau, elle griffonna quelques adresses. Puis elle jeta un coup d’œil à sa montre.

            — Parle-moi plutôt de vos vacances…, fis-je, convaincu qu’il fallait lui changer les idées au plus vite ou elle allait s’arrêter pour de bon.

            — Mmm, on n’est pas encore décidés. Vincent a une baraque au bord de la mer, peut-être qu’il va nous la prêter…

            — Doux Jésus, mais que n’a-t-il pas, cet homme… ? !

            — Oh non, pitié… C’est déjà bien assez de Richard… ! Mais enfin, qu’est-ce que vous avez contre lui… ? !

            — Je commence à croire que si on le voyait avec les yeux d’une femme, on changerait d’avis.

            — Je sais que ça ne va pas entre maman et toi depuis qu’elle est avec Vincent. Bon Dieu Dan, mais qu’est-ce qui se passe… ? !

            — C’est tout simple. Ta mère n’a plus besoin de moi et je n’aime pas spécialement ce gars-là. Cela dit, il n’y a rien de dramatique. Sarah m’a l’air assez heureuse. Ce serait plutôt pour Richard que je me ferais du souci… Je ne crois pas que ça l’amuse d’avoir Dolbello à la maison.

            — N’exagère pas, il n’est là que de temps en temps…

            — Mais il va prendre de plus en plus de place… Je sais bien que Richard a fait des progrès, mais pas au point d’accepter que le premier type venu prenne la place de son père.

            — Merde, mais moi non plus !

            — D’accord, mais ce n’est pas la même chose. Écoute c’est ton frère, tu sais comment il est, je ne vais pas te faire un dessin. Rappelle-toi un peu comment ça se passait avant, souviens-toi des bagarres qu’il avait avec Sarah quand elle avait le malheur de sortir… ! Je crois qu’elle l’a assez perturbé comme ça.

            — Je t’en prie… Ne me dis pas qu’on devient pédé simplement parce qu’on a eu des problèmes avec sa mère… !

            — Je ne pensais pas spécialement à ça.

            — Enfin quoi, tu sais bien que j’adore Richard…, mais Bon Dieu il n’est pas tout seul, elle a quand même le droit de vivre elle aussi… !

            À la réflexion, je me contentai de hocher la tête. Je ne voyais pas l’intérêt de me laisser embarquer sur ce terrain-là. Sans un mot, je me levai pour me servir à boire.

            — Est-ce que j’ai pas raison… ? ! insista-t-elle en s’agitant sous la lumière tandis que je passais dans l’ombre.

            — Sûrement que si, l’ai-je apaisée.

            Un peu plus tard, lorsque Elsie est rentrée, nous en avions pratiquement terminé avec nos invitations. J’avais tant collé de timbres et d’enveloppes qu’en m’embrassant Elsie trouva que mes lèvres avaient un drôle de goût.

            Elle se plaignit d’être fatiguée et d’avoir passé un moment épouvantable avec le type en question qui non content d’être rose et gras sentait la savonnette et ne connaissait rien à la musique.

            — Et je ne suis même pas sûre qu’il va me passer dans sa fichue radio, je crois qu’il ne m’a pas trouvée assez gentille… !

            Elle semblait réellement découragée. Parlait de tout envoyer en l’air. Alors je l’emmenai dans le jardin pour lui montrer la lune et les étoiles, puis je la pris un peu dans mes bras et lui dégoisai quelques chinoiseries.

            Je me débrouillai pour ne pas sortir trop tard du bureau, ce jour-là, je m’éjectai dans la chaleur bouillonnante de l’après-midi et laissai dans mon dos l’ombre de la Fondation qui plus que jamais se fit sentir et me poursuivit jusqu’au coin de la rue. Ce n’était pas d’aujourd’hui que j’en avais assez, aussi bien ces six derniers mois me pesaient plus que dix années de ma vie malgré que chacun se fût mis en quatre pour adoucir ma peine, mais à l’instant, son emprise me paraissait insupportable. D’entrée de jeu, j’avais parfaitement compris que cet endroit me tuerait à petit feu et chaque jour m’en apportait la preuve. Mais celui-ci me coûtait une pinte supplémentaire de sang.

            Malheureusement, je n’avais pas encore trouvé de moyen pour m’en sortir et je n’étais pas fait comme ces gens qui ont réponse à tout et qui n’auraient pas moisi à ma place. J’avais plutôt le sentiment d’être accroché sur un radeau et je ne me sentais pas d’aller me jeter à la mer quand il n’y avait pas le moindre truc en vue, je n’avais pas la chance de pouvoir me tirer d’affaire aussi souvent que je claquais dans mes doigts. J’étais sans doute vieux et lâche, seulement c’était ces emmerdements énormes qui rôdaient dans les parages, leurs mâchoires qui claquaient à quelques encablures et tenaient ce qui me restait d’ardeur en respect, et je ne savais pas si elles en refroidissaient d’autres mais si j’y pensais parfois, elles me terrorisaient. On dit que le soldat battu frémit en entendant siffler le roseau.

            La maison était vide quand j’arrivai. Hermann et sa bande devaient être quelque part en ville à se ronger les sangs, quoique le matin même il ne m’eût pas semblé autrement tourmenté que depuis ces derniers jours. Nous étions convenus de nous retrouver directement au théâtre, je l’avais presque trouvé en meilleure forme lorsque nous avions pris le petit déjeuner ensemble et, malgré que nous n’eussions parlé de rien, j’avais humé comme une possibilité que le vent pourrait tourner dans les heures qui viendraient. J’espérais que je ne m’étais pas trompé et que tout allait bien se passer cependant que je grimpai à ma chambre, une main posée sur la rampe. Marianne ne m’avait pas laissé souffler de la journée. Plus elle se mêlait d’éditer des livres et plus mon bureau s’encombrait, au point que la pile de manuscrits atteignait déjà le bas de la fenêtre. Au rythme où on les recevait, je ne me donnais pas deux mois avant d’être coupé de la lumière du jour. On aurait dit que, d’une manière ou d’une autre, la Littérature finirait par me tuer.

            Je me suis allongé sur mon lit, je suis resté immobile durant une bonne heure, les yeux grands ouverts, puis j’ai flairé que le soir arrivait et je me suis levé et j’ai commencé à me préparer en sifflant And The Band Played Waltzing Matilda. Je ne me sentais pas aussi gai qu’il eût été souhaitable pour tout dire. J’appréhendais confusément cette soirée à cause de ces crétins, leurs espoirs m’avaient touché et leurs doutes à présent créaient un tel fossé que je ne me souriais pas dans la glace. Où qu’il fussent en cet instant, je les maudissais.

            Je ne dus de me détendre qu’à l’arrivée d’Elsie qui se prépara et se vêtit sous mes yeux tout en me racontant sa journée qu’au demeurant je ne découvrais que d’une oreille distraite, largement concentré que j’étais sur ses dessous vaporeux et peu enclin à me disperser lorsqu’une femme vous donnait l’ineffable spectacle de ses petites ablutions. C’était elle à mon avis qui aurait dû monter sur la scène, ainsi je ne me serais pas bilé ni n’aurais douté une seconde que la salle croulât sous les applaudissements. Je me tins tranquille pour que nous n’arrivions pas en retard. Je ne parvenais pas complètement à me faire à l’idée qu’Elsie vivait avec moi, j’avais réellement l’impression qu’il y avait une erreur quelque part et qu’un de ces jours quelqu’un s’en apercevrait et s’en irait me dénoncer au Tout-Puissant comme le dernier des voleurs, comme une canaille qui s’est approprié un manteau cousu d’or fin. J’étais bien conscient que le temps m’était compté mais j’avais du mal à conserver cette effroyable issue présente à mon esprit, je feignais de l’oublier quelquefois et m’imaginais chevauchant un miracle, après quoi je me sentais ridicule et profondément abattu, même si elle se serrait contre moi et me demandait ce qui clochait, même si elle me murmurait des choses à vous faire tomber un cheval.

            Je la regardais et j’essayais de m’enfoncer toutes ces images dans la tête, je m’y employais de toutes mes forces. Je regrettais bien assez de ne pas m’y être plus amplement livré lorsque je vivais avec Franck, non que je m’en fusse privé, mais je n’avais sans doute pas suffisamment insisté, je ne l’avais pas observée en pensant qu’un jour elle ne serait plus là, et j’avais peur de commettre ce genre d’erreur avec Elsie, de me retrouver me torturant avec un flot d’images évanescentes, qu’il ne me restât plus rien pour éclairer mes vieux jours qu’un tas de souvenirs fugaces et troués comme des écumoires.

            J’insistai pour que nous prissions un verre avant de partir. Je ne savais pas si la pièce allait se casser la gueule mais une chose était sûre : j’allais m’amener avec la plus belle fille du monde à mon bras. Du coup, je m’en resservis un autre. Puis l’on grimpa sur la moto, je kickai et l’on s’envola dans les dernières lueurs du crépuscule.

            Le hall de la Fondation était noir de monde. Un type dans un coin, occupé à nettoyer ses lunettes, ne remarqua pas Elsie, mais l’on pensa d’une manière générale que l’ex-écrivain ne s’emmerdait pas. Il s’agissait d’un fourreau noir en lamé si suggestif que nous avions hésité un instant, mais qui avait fini par emporter mon adhésion, eu égard à la brièveté de la vie. À mesure que nous avancions, çà et là je découvrais un malheureux avec les yeux qui lui sortaient de la tête ou une femme irritée. Sous les lustres illuminés, l’assemblée ronronnait en s’épiant tranquillement. Je connaissais beaucoup de monde. Je décidai une trêve pour la soirée en tombant sur Vincent Dolbello, malgré que même il sifflât fort élégamment en avisant Elsie. On retrouva également les autres, mais je m’esquivai aussitôt que possible et filai dans les coulisses pour m’enquérir un peu de la consistance du terrain.

            Lorsqu’elle m’aperçut, Gladys s’avança à ma rencontre, puis, s’accrochant à mon bras, elle me souffla à l’oreille que tout était rentré dans l’ordre tandis que nous nous dirigions vers lui. Sur le coup, il me parut pâle comme un mort mais c’était simplement qu’il était déjà maquillé.

            — Bon sang, tu es splendide… ! lui ai-je dit.

            Il acquiesça d’un sourire nerveux.

            — Je suis venu te souhaiter bonne chance, j’ai ajouté. Je ne crois pas que tu sois superstitieux…

            — Mmm, t’en fais pas…, murmura-t-il.

            — Non, je m’en fais pas… Je sais une chose, Hermann… : quand on ne peut plus reculer, c’est là qu’on peut donner toute sa mesure, c’est là qu’on est vraiment bon.

            J’ai hésité une seconde, à me demander si j’allais lui toucher l’épaule mais j’ai préféré me retenir pour ne pas l’embarrasser devant tous ses copains, et en définitive c’est lui qui a posé sa main sur mon bras.

            — On se retrouve tout à l’heure…

            « O.K., on se retrouve tout à l’heure… » ai-je tout bêtement répété après lui, car alors j’étais pleinement occupé par le terrible effort que supposait le simple fait de m’arracher de là.

            Je filai d’un seul coup, les doigts croisés au fond de ma veste. Profitant d’une encoignure, je sortis ma flasque – un cadeau que j’avais fini par me faire car personne n’avait voulu y songer – et m’offris sur-le-champ une longue rasade de bourbon afin de me mettre en jambes. Quand je rabaissai le flacon, je découvris Boris, l’auteur de la pièce, planté devant moi avec les mains dans les poches et le sourire tendu. Je lui passai le bourbon inspectant les alentours. Sans façon, il se jeta dessus.

            — J’ai connu ça… lui dis-je. Mais ça passe quand on arrête d’écrire. Avec l’âge aussi. Une fois que tu as vraiment terminé ton travail, ne t’occupe pas de ce que peuvent en penser les gens…

            — Bon Dieu, mais c’est physique !

            — La plupart des écrivains sont des hépatiques anxieux. Tu devrais essayer Nux Vomica en 9 CH. J’ai eu quelques résultats, à l’époque. Pour les reins, il y a le jus de pomme de terre. Si tu te sens près de la syncope, je te conseille le Soludor, tu peux aller jusqu’à quarante gouttes si le cœur t’en dit. Il y a de l’or et de l’éther, dedans.

            — J’ai lu tous tes livres, me dit-il.

            — L’or a une action calmante et bienfaisante, lui ai-je répondu.

            Sur ce, je lui ai confisqué ma bouteille et j’ai rapidement déguerpi des coulisses. Je ne me sentais pas d’ainsi m’en aller rassurer chacun des membres de la sainte équipe. Quant à moi, jamais personne n’avait pu me réconforter pendant ces moments-là.

            De retour parmi les autres, je serrai quelques mains en attendant le lever du rideau. Elsie et Sarah discutaient toutes les deux, ce qui m’agaçait légèrement, d’autant qu’elles semblaient toujours s’entendre aussi bien. Je m’arrangeai pour que nous ne soyons pas assis ensemble lorsqu’on nous fit pénétrer dans la salle, j’attendis qu’ils se fussent installés pour les dépasser de quelques rangs.

            — Tu me demandes pourquoi… ? ! ai-je répliqué à Elsie, m’enchérissant d’un ricanement sinistre.

            Nous rejoignîmes Harold et Bernie. Je me retrouvai aux côtés d’Harold, mais si je devais choisir entre Dolbello et lui, je n’hésitais pas une seconde.

            Tandis que l’on prenait place, Harold pointa son menton sur les premiers rangs et me demanda qui était ce type qui transbahutait Marianne de son fauteuil roulant à son siège.

            — C’est son père, lui dis-je. Si tu as l’occasion de lui en parler, ne lui dis pas qu’il transbahute sa fille.

            — Il a les cheveux tout blancs, tu veux dire son grand-père… ? !

            — Ce n’est pas la blancheur de l’âge…, c’est après ce qui est arrivé à Marianne. Elle l’a retrouvé comme ça en sortant de l’hôpital, je ne suis pas sûr que tu imagines très bien la scène…

            — Comment ça…, du jour au lendemain… ? !

            — Chuuut… ! lui répondis-je, car à l’instant venaient de baisser les lumières de la salle.

            Le rideau s’écarta sur l’intérieur d’un chalet de montagne. C’était l’histoire d’un jeune type qui avait des problèmes avec son père, et le père, on ne le voyait jamais, on l’entendait simplement parler derrière une porte ou briser quelque chose, et le jeune gars avait depuis le début un fusil à la main, enfin on voyait bien que ça n’allait pas très fort entre eux et on se demandait si les choses allaient s’arranger. J’avais retenu mon souffle pendant les dix premières minutes, mais à présent je respirais normalement et je m’étais redressé sur mon siège avec un sourire imperturbable qui, bien entendu, n’avait pas échappé à Harold.

            — Bon Dieu, tu trouves ça drôle… ? ! avait-il chuchoté.

            — Nan, c’est un air que je me donne…

            Je n’espérais pas l’avoir convaincu. Je le sentais qui bougeait et remuait à côté de moi, je n’avais encore jamais vu un type qui tenait si difficilement en place, cela dit j’avais presque fini par m’y habituer. En dehors de lui, la salle était immobile et silencieuse. Je ne savais pas comment Boris l’interprétait, s’il continuait à s’inquiéter et tant et plus se rongeait dans l’ombre – « Crénom, je vous jure que ça ne me dit rien qui vaille… ! » –, mais il suffisait de tendre un peu le nez au vent pour s’assurer que le charme opérait. Ma main reposait sur la cuisse d’Elsie comme un vieux chien endormi au soleil. Je retrouvais ce sentiment d’apaisement qui m’envahissait régulièrement lorsque Paul venait m’annoncer qu’on passait la barre des cent mille.

            — Tu sais que Mann me sidère… ! reprit-il.

            — Hin hin.

            — Ah, regarde-moi ça ! Non mais écoute-le… !

            Il avait de la chance que je sois aussi proprement détendu. Pour le calmer à son tour, je tirai discrètement la flasque de ma poche et la lui glissai entre les mains. Hermann était en train de jurer à son père qu’il le tuerait s’il essayait de franchir la porte, c’était un moment assez émouvant pour quelqu’un de normal, j’en connaissais qui retenaient leur souffle autour de moi.

            — Hé, mais c’est quoi… ! fit-il à voix basse.

            Je me tournai une seconde vers lui, je scrutai son visage, puis repris sans un mot ma position initiale. Je l’entendis dévisser le gobelet et renifler l’intérieur du flacon.

            — Ah, c’est du bourbon. J’aime pas le bourbon, tu le sais bien… Parle-moi d’un bon…

            — Je te parle de rien, le coupai-je. J’essaye d’écouter cette pièce.

            — Ouais, bien sûr. Taisons-nous. Mann est vraiment superbe.

            C’était la vérité. Je me forçais à oublier que j’étais son père et je le trouvais toujours aussi bien. J’aurais voulu que Franck voie un peu ça – j’avais presque l’impression que cette cuisse que je tenais était la sienne et que nous avions réussi à traverser toutes ces années tant bien que mal – et peut-être qu’alors j’aurais connu un moment inoubliable, peut-être que j’aurais eu le sentiment d’avoir accompli quelque chose, ne serait-ce que de les avoir accompagnés pendant près de vingt ans de ma vie. Mais je ne m’étais pas plus tôt glissé dans ce rêve admirable qu’à nouveau j’entendis Harold. Il ne parlait pas, cette fois, il était en train d’agiter mon bourbon à la hauteur de nos oreilles.

            — Mais qu’est-ce que tu fabriques encore… ? ai-je soupiré.

            — Hé, on dirait qu’il en manque… ! m’a-t-il taquiné.

            Je déduisis de son enhardissement qu’un certain calme pouvait se lire sur mon visage. Qu’il eût décidé d’en profiter ne faisait plus aucun doute. Je faillis lui sourire mais je craignis de l’encourager. C’était une chance que jusque-là nos murmures n’eussent encore dérangé personne. Enfin la pièce était assez prenante, il faut bien l’avouer. Et superbement interprétée.

            — Il en reste bien assez…, lui soufflai-je. Tâche de te tenir un peu tranquille, essaie de suivre un peu ce qui se passe… !

            — Oh, je sais ce qui se passe… J’ai assisté aux répétitions… !

            — Tiens donc… N’empêche que ce n’est pas une raison.

            — J’aime pas tellement la fin, quand Mann se tire un coup de fusil dans la bouche…

            — Ouais, on en discutera tout à l’heure… !

            Comme frappé soudain d’une sourde prémonition, je baissai les yeux vers mon flacon qu’il tenait entre ses mains et manipulait sans l’avoir rebouché, mais je n’eus pas le temps de le mettre en sécurité car dans la seconde qui suivit l’objet en question disparut.

            — Oups… ! fit-il.

            — Nom de Dieu, que se passe-t-il ? ! blêmis-je.

            Percevant alors l’affreux glouglou, je plongeai en avant. De même que ce fils de crétin arraché aux forceps.

            Nos deux têtes s’éclatèrent l’une contre l’autre. Un double gémissement naquit de cette union brutale. À demi foudroyé, interdit, je me redressai lentement, une main sur le front, et m’adossai à mon siège. J’étais littéralement assommé. Elsie me demanda ce qui m’était arrivé mais je ne pus qu’agiter ma main libre, lui signifiant par là que tout était O.K., qu’il n’y avait que la pièce qui comptait et que je désirais simplement qu’on me laissât tranquille quelques minutes. Une violente douleur irradiait sous mon cuir chevelu et jusqu’à mon menton. De l’œil qui se tenait au plus près de l’impact, la paupière se convulsait encore.

            Dès que je fus en état, je le félicitai. Peu m’importait qu’il comprimât avec précaution quelque mouchoir sur sa figure, je n’avais qu’à sentir la bosse qui me palpitait dans le creux de la main pour ne pas un instant songer à le plaindre.

            — Très bien. Ne bouge pas ! lui dis-je avant de me pencher pour aller récupérer ma flasque. Ne t’occupe plus de rien… !

            La repêchant, je n’y trouvais plus une goutte vaillante – si c’est Harold qui fait le coup, on peut parier que le goulot se tournera dans le sens de la pente – mais je me réjouissai tout de même qu’il ne l’eût pas piétinée. Le plus fort, c’est qu’il n’était pas parvenu à m’irriter, pas réellement. Harold n’était pas vraiment de taille à me gâcher une soirée comme celle-là. Ni Harold, ni tutti quanti.

            À quelque chose malheur est bon. Je ne l’entendis plus jusqu’à la fin et il m’abandonna son accoudoir sans que je l’en priasse, tout appliqué qu’il était à tamponner son arcade sourcilière avec des soins infinis. De mon côté, je préférais laisser ma bosse à l’air libre, qu’Hermann la bombardât de ses bonnes vibrations. Il venait de louper son père en tirant à travers la porte. Ils avaient encore quelques petites choses à se dire. C’est rare qu’un père et son fils en aient complètement fini quand il s’agit de se raconter des trucs sur la vie.

            Il nous fallut attendre que le rideau tombât et que la lumière revînt pour avoir tous les détails. Tandis qu’on applaudissait, je risquai un coup d’œil sur le profil d’Harold. Je ne crus pas lui en avoir jamais voulu au point de lui souhaiter une chose pareille. On aurait dit une mauvaise réaction à un sale médicament. Pour être poché, son œil l’était jusqu’à l’os, enflé à mort et luisant de la vilaine manière. J’avais dû le toucher à un endroit particulièrement sensible, là où n’aurait pu se poser une libellule sans lui causer un début d’œdème. J’applaudissais, sifflais même en tapant du pied pendant qu’ils saluaient sur la scène, mais parallèlement je me demandais où l’on pourrait bien trouver des glaçons. J’en avais besoin moi aussi, car pour n’être pas tant spectaculaire, ma bosse existait bel et bien et embrasait mon front meurtri.

            Hermann semblait épuisé mais son regard brillait du temps que crépitaient les faveurs de la salle. « N’est-ce pas que c’est bon, n’est-ce pas qu’on se sent soulevé et comme douché par une pluie céleste… ? ! Hermann, je sais ce que tu ressens pour y avoir goûté, des gens m’ont guetté pour me serrer dans leurs bras, c’est comme je te le dis, Hermann, c’est la pire et la meilleure des choses qui puisse t’arriver mais n’y pense pas. Tout au moins pas ce soir… Reprends donc de ce doux et mystérieux breuvage, mon petit vieux ! » J’en avais les mains comme des pommes cuites et le talon de ma botte qui partait de travers.

            Ensuite, quand on songea à se lever, il fallut bien expliquer à Elsie et Bernie ce qui nous était arrivé. Ce n’était pas aussi incroyable qu’ils avaient l’air de le penser, c’était simplement le truc le plus stupide qu’on pouvait imaginer. Mais j’allais m’occuper de tout ça, on retrouverait tout le monde dans les coulisses comme prévu, on en n’avait pas pour cent sept ans et on était assez grands pour s’en sortir tout seuls, qu’ils préviennent les autres qu’on arrivait.

            Harold n’était que moyennement chaud pour me suivre. Une partie de sa bonne humeur s’était envolée depuis l’incident et il regimbait mollement derrière moi à mesure que nous remontions la travée en direction de la sortie, semblant vouloir s’accommoder des attentions de Bernie qui le cajolait et le soutenait dans cette épreuve. Je réussis tout de même à le convaincre qu’il était méconnaissable et que moi c’était surtout pour lui, que ma foi s’il pensait que ça allait bien comme ça, c’était lui qui voyait. Finalement, il se décida. Ce n’était pas tant que je tenais absolument à ce qu’il vînt avec moi, mais c’était beaucoup plus simple.

            — Bon, alors soit on se trouve un bar, soit on se trouve une pharmacie…, lui dis-je à peine posions-nous un pied dans la rue.

            La nuit était douce et les gens s’arrêtaient pour discuter sur le trottoir. Comme je n’avais pas envie de les entendre, je n’attendis pas sa réponse pour l’entraîner vers mon engin que j’avais enchaîné à un lampadaire, aussi bien il n’avait pas d’avis sur la question. Tout ce qu’il voulait, c’était que je roule lentement car il n’était pas habitué et m’avouait ne pas savoir comment il fallait se comporter dans les virages.

            — Bah, vaut mieux que tu ne tentes rien, lui répondis-je en souriant. Tu sais qu’ils nous attendent… !

            On fila au Durango. On s’installa au bar sous l’œil ; amusé d’Enrique qui ne croyait pas un mot de notre, histoire mais se décida quand même à nous apporter un seau de glace et deux gin-tonics. Pendant que je me rafraîchissais et jetais un rapide coup d’œil sur la salle, Harold se confectionna une compresse émolliente et se mit à soupirer d’aise. Pour ma part, j’étais encore un peu sous le charme et je pensais à Hermann qui devait s’en entendre d’agréables et sourire dans toutes les directions. Je me félicitai d’avoir pu échapper à la bousculade, je ne voulais pas avoir à jouer des coudes pour le complimenter ni me tenir à l’écart en attendant qu’il pensât à moi et que, croisant mon regard, aussitôt il fendît la foule. Je me serais donc éclipsé de toutes les façons, mais si je pouvais éviter qu’on me demandât où j’étais passé – qu’on me soupçonnât peut-être d’avoir filé exprès –, alors j’étais partie prenante et autant dire que mon affaire avec Harold tombait à pic.

            La pénombre était agréable. C’était certainement mon jour de chance car il y avait une poignée de jeunes filles autour du juke-box et l’une d’elles me fixait effrontément avec l’air d’avoir une idée derrière la tête.

            — Lorsque j’avais son âge, les femmes de quarante-cinq ans me rendaient fou parce que je les croyais inaccessibles, expliquai-je à Harold. Elles étaient comme un royaume interdit, je n’exagère pas, il n’y avait pas une seule fille pour me faire un tel effet…

            Je n’allais pas plus au fond de ma pensée car le sujet ne semblait pas l’intéresser. À la réflexion, je regrettais de ne pas m’être emplafonné avec Bernie, car tous deux nous aurions pu bavarder à notre aise, je nous imaginais démarrant sur un tel sujet et glissant allègrement dans une conversation légère comme tandis que nous filerions sur la neige ensoleillée, à bord d’un traîneau attelé par des rennes et nous partageant quelque fourrure épaisse pour nos genoux tout en devisant au milieu d’un concert de clochettes. Harold ne valait rien pour ce genre d’exercice, on aurait dit qu’à tout moment son temps était précieux et qu’il répugnait à le gâcher en discours inutiles. Mais que savait-il au juste de la vie, que s’imaginait-il… ?

            Perché sur mon tabouret, je l’examinai cependant qu’il rechargeait son cataplasme d’une poignée de glace pilée. Son œil allait un peu mieux et il était très occupé à grimacer dans le miroir qu’Enrique avait mis à sa disposition, Qué lástima, ounn si beau visage… ! Je me sentais parfaitement décontracté, je n’avais au contraire aucune pensée mauvaise lorsqu’il me vint à l’esprit que nous pourrions tranquillement parler de ces choses.

            — Je voudrais te poser une question, lui déclarai-je d’un ton aimable : où en es-tu avec Richard… ?

            Il tressaillit aussitôt sur son siège mais je le rassurai.

            — N’aie pas peur…, je n’essaye pas de te chercher des noises. J’aimerais juste savoir ce qu’il en est. Tu sais, j’ai connu Richard il avait à peine une dizaine d’années…

            Il me coula un œil méfiant mais j’avais pris un air si désarmé et travaillais mon sourire dans une lumière si douce qu’au bout du compte il finit par se détendre.

            — Bah, tu tiens vraiment à aborder ce sujet… ?

            — Non, en fait c’est surtout ton avis qui m’intéresse. Laissons de côté vos relations sexuelles, ce n’est pas ça qui me gêne…, dis-moi plutôt comment tu vois l’avenir pour Richard…

            — Hé Dan, une minute…, où est-ce que tu veux en venir… ? !

            — Calme-toi…, je ne suis pas en train de t’accuser de quoi que ce soit. Tu te trompes sur le sens de ma question, je voulais simplement te demander si tu pensais que c’était du sérieux ou si ce n’était qu’une expérience pour lui…

            Comment ça… ?

            — Sincèrement, Harold, est-ce que je suis en train de te parler chinois… ? !

            — Bon Dieu, t’es marrant… !

            — Allons, ne me dis pas que tu n’en sais rien… !

            — Oh écoute, ce n’est pas si simple… Richard est un type tellement secret… Ne crois pas qu’il m’en raconte plus qu’à toi ou à n’importe qui d’autre… !

            — Oui, mais je ne te demande pas ce qu’il te raconte, je te demande ce que toi tu sens… !

            — Mmm, c’est un sentiment plutôt vague… Eh bien, je ne sais pas, mais disons que ce serait plutôt une expérience… J’ai eu parfois l’impression qu’il y mettait de la bonne volonté…

            Il s’interrompit en souriant et me fit remarquer que c’étaient les premières mesures d’un morceau d’Elsie qu’on entendait. Il avait parfaitement raison. C’était une bonne surprise. Enrique me cligna de l’œil à l’autre bout et m’annonça qu’ils avaient le disque depuis hier. Je me tournai vers le juke-box. La fille avait disparu avec ses copines mais je ne la cherchai pas, la chanson disait : J’espère que tu n’as pas fini de m’étonner, j’espère que tu en vaux la peine…, ce n’était pas le moment de faiblir, je commençais à craindre que ce ne devînt un franc succès et que ça ne me poursuivît aux quatre coins de la ville.

            J’en étais là de mes réflexions lorsque je vis un type arriver du fond de la salle et résolument se camper devant l’appareil. C’était Marc et j’ai pensé que j’allais assister à une scène douloureuse, qu’un gars venait se pencher sur une espèce de tombe et que baissant la tête il allait se recueillir du temps que la voix d’Elsie roucoulerait à ses oreilles. Mais au lieu qu’il se prît à chérir quelque souvenir un peu doux, il attrapa l’engin à deux mains et le secoua brutalement. Il y eut comme un terrible bruit de papier de verre. Je me hérissai jusqu’à la pointe de mes orteils. Oh mon héros, mon chou, mon solitaire – ses toutes dernières paroles avant qu’il ne la scouiquât – mon préféré, mon scélérat…

            Je dégringolai aussitôt de mon tabouret. Harold chercha à me retenir mais je lui signifiai de ne pas se mêler de ça. Je rattrapai Marc au moment où il repartait entre les tables. Je lui tapai sur l’épaule. Dès qu’il se retourna, je lui balançai une droite sévère dans l’estomac, quelque chose de bien.

            « Je crois qu’on n’est plus copains » lui dis-je tandis qu’il s’affaissait devant moi. Enrique arriva au galop. Marc frétillait comme un poisson sorti tout d’un coup de la rivière et jeté dans le fond d’une barque.

            — Enrique, voudrais-tu me faire de la monnaie, s’il te plaît… ?

            Sur le chemin du retour, je fis jurer à Harold de ne pas souffler un mot de l’incident devant Elsie. À un feu rouge, il me demanda si ça me prenait souvent et y réfléchissant je retrouvai ma bonne humeur.

            Ils n’avaient pas fini de se congratuler lorsque l’on réintégra les coulisses, mais nous avions sans doute échappé au plus fort de la mêlée, en sorte qu’il me fut possible d’atteindre Hermann sans trop de difficultés. Bien entendu, il n’était plus le même et tandis que l’on discutait en compagnie de quelques autres, je le vis descendre trois coupes de champagne sans même s’en apercevoir et son regard brillait d’une lueur chaude et ses joues étaient rouges comme des pivoines. Quant à le féliciter, je m’étais contenté d’un sourire bien placé puis je m’étais fondu parmi les autres, racontant l’histoire de ma bosse à mon voisin d’à côté.

            Paul s’accrocha à mon épaule pendant un moment, il y resta pendu lors que nous naviguions d’un groupe à l’autre, remâchant à mon oreille quelque souvenir de la belle époque, du temps passé que soi-disant réveillait en lui cette ambiance de succès, est-ce que je reconnaissais la fragrance des louanges, est-ce que j’avais oublié jusqu’où nous étions grimpés… ? ! Je n’avais pas le cœur à le rembarrer, je savais ce que cette période représentait pour lui et je voulais bien le laisser dérailler de temps en temps, de préférence lorsque je me trouvais détendu. Quoiqu’il ne m’en eût jamais parlé, je sentais parfois que la Fondation lui pesait. En fait, nous étions tous logés à la même enseigne.

            Des échelles, des poulies, des projecteurs étaient suspendus au-dessus de nos têtes. De lourdes tentures descendaient du plafond et cachaient dans leurs plis des éléments du décor. La pièce était terminée mais le spectacle continuait. Que cachaient tous ces sourires, qu’y avait-il derrière tout ça, qu’y avait-il de vrai, de quels secrets enfouis étaient-ils les insondables masques… ? J’en avais fait mon beurre en tant qu’écrivain mais depuis je gardais mes réflexions pour moi. Cela dit, j’avais toujours le même œil. Par moments, mes oreilles se mettaient à siffler, le bruit des conversations baissait jusqu’à n’être plus qu’un faible murmure et j’observais les gens avec le cœur serré, suffoqué par tant de mystères et d’une certaine manière émerveillé par la complexité des choses et leurs sombres grondements souterrains. Toutes les personnes qui m’étaient proches étaient réunies ce soir-là mais qu’en était-il au juste… ? Aurais-je pu prétendre connaître leur vrai visage, y avait-il même une seule chance d’y parvenir… ? ! Chaque fois que l’on soulevait un voile, les ténèbres s’épaississaient.

            — Est-ce que par hasard tu t’ennuierais… ? plaisanta Marianne en stoppant son fauteuil devant moi.

            — C’est l’émotion, fis-je. N’oublie pas que je suis son père et qu’un peu de sa réussite a rejailli sur moi, par le fait même…

            — Je crois que certaines personnes ont été impressionnées… Et moi la première, tu sais…

            — Mmm, dommage que je n’aie qu’un fils, sinon tu aurais vu ça… !

            Ce que pourtant elle put voir, au bout d’un petit moment – si tant est qu’à mon exemple elle l’eût observé du coin de l’œil – c’est que le fils en question glissait sur la mauvaise pente. Pour ma part, je n’étais pas un grand amateur de champagne et si j’en buvais à l’occasion, il était rare que je revinsse plusieurs fois à la charge. Je n’en étais d’ailleurs qu’à ma deuxième coupe et, blague à part, il se pouvait très bien qu’elle fût la dernière de la soirée, mais ce n’était pas le cas d’Hermann.

            Boris ne valait guère mieux. On eût dit que je ne pouvais pas poser un seul regard sur eux sans qu’ils fussent à l’ouvrage, s’épaulant l’un et l’autre et trinquant à qui mieux mieux. Je savais parfaitement bien comment l’histoire allait finir et je me demandais qui allait s’occuper de ma moto quand je serais obligé de le ramener.

            Je ne pensais pas qu’il tiendrait le coup encore très longtemps. Il faisait assez chaud et, compte tenu de l’épreuve qu’il avait traversée, je ne lui en donnais pas pour un quart d’heure.

            — Je crois qu’Hermann a un peu trop bu…, me glissa Sarah.

            Je ne savais pas par quel hasard elle se trouvait à côté de moi ni ce qui lui prenait de m’adresser la parole sans y être forcée, mais c’était ainsi et au fond c’était encore pire. Qu’elle cherchât à banaliser nos rapports était ce que j’avais craint par-dessus tout. Force m’était pourtant de constater qu’on en prenait rapidement le chemin.

            — Ouais, lui répondis-je en regardant ailleurs.

            — Peut-être que tu devrais lui dire d’arrêter…

            — Non, j’ai dit.

            — Oh, eh bien, après tout, ça te regarde…

            — Ouais.

            — Tu n’es pas le genre à faire beaucoup d’efforts, n’est-ce pas… ?

            — Nan.

            Je fermai les yeux une seconde. Quand je les rouvris, elle n’était plus là. Des efforts… ? ! Mais qu’espérait-elle exactement… ? Que je les invite tous les deux à la maison pour une partie de bridge… ? ! Qu’on se fasse des petits dîners tous les quatre, que rien qu’à m’en l’imaginer j’étais saisi d’un spasme… ? ! Je m’ébrouai discrètement. Comme si c’était qu’on m’eût soufflé un vent glacé à la figure.

            Lorsque Gladys vint me chercher, Hermann était fait.

            — Très bien. Allons-y… ! déclarai-je en lui emboîtant le pas.

            Il me dit que tout allait bien mais il était couché par terre et refusait de se lever. Richard me donna un coup de main pour le remettre debout… C’était qu’il pesait son poids, à présent, et qu’il ne s’aidait pas d’un poil. On s’éclipsa sur le côté, derrière un pan de rideau, et on coupa par le théâtre. Gladys ouvrait la marche et se retournait pour nous demander si on trouvait ça drôle de le voir dans cet état et nous expliquer que c’était la faute de Boris, d’ailleurs en voilà un qui finirait sûrement ivrogne si l’on voulait son avis. Hermann gloussait et laissait ses jambes traîner par terre. Je ne savais pas si c’était sa première cuite, mais celle-ci était franchement réussie. À la sortie de mon premier livre, j’étais tout de même parvenu à rentrer tout seul chez moi.

            On installa Hermann dans la Fiat. Avant de refermer la portière, j’envoyai Gladys prévenir Elsie, lui dire qu’elle pouvait rester si elle voulait mais que j’étais obligé de rentrer. Je m’allumai une cigarette et regardai la nuit pendant que Richard empêchait Hermann de basculer sur le trottoir. Il n’y avait pas un chat dans la rue, mais une longue enfilade d’enseignes brûlaient en attendant le petit jour.

            Je fixai Richard un instant. Lorsqu’il s’en aperçut, je me lançai à l’eau.

            — Écoute, Richard…, ne me raconte pas de conneries, je veux que tu me répondes franchement… Est-ce que oui ou non tu te sens capable de me ramener ma moto… ?

            — Bien sûr, sans problème… !

            — Bon Dieu, il ne s’agit pas de me dire n’importe quoi… Je peux me débrouiller autrement si tu as le moindre doute… Tu sais, tu n’as rien à prouver avec moi…

            — Ouais, sois tranquille…, j’en prendrai soin.

            — Nom de Dieu, Richard… ! grognai-je en lui tendant les clés.

            Elsie – dans cette robe, sans mentir, un lys noir, une flamme anthracite – et Gladys rappliquèrent au moment où Hermann piquait du nez et se heurtait le crâne au pare-brise. Elles grimpèrent à l’arrière de mon dé à coudre comme dans un numéro de magie.

            — N’hésite pas à me passer un coup de fil si tu ne te sens pas sûr…, lui recommandai-je avant de démarrer. Je te ramène la Fiat et le tour est joué… !

            Je le montai directement dans sa chambre, le portant presque avec Gladys sur les talons qui me parlait de je ne sais quoi pendant qu’il gémissait à mes oreilles. Je l’allongeai sur son lit et entrepris de le déshabiller mais elle était dans mes jambes. Je lui dis de m’appeler si quelque chose n’allait pas, que ça ne servait à rien qu’on fût à deux qu’à se gêner.

            Je traînai un peu en bas pendant qu’Elsie se démaquillait. Je n’avais pas envie de grand-chose. J’écoutais les bruits de la maison et pensais à Hermann. En fait, c’était moi qui avais été le plus impressionné. J’allai dans la cuisine et m’avalai une pêche abricot au-dessus de l’évier. Il n’était pas plus d’une heure du matin mais il n’y avait pas une seule lumière en vue, hormis l’air ahuri de quelques lampadaires. Les baraques se découpaient dans l’obscurité, plus noires que la nuit, et pas une fenêtre n’était éclairée. Je ne pensais à rien de très précis ou bien je ne m’en apercevais qu’à peine. Je n’avais pas sommeil mais je sentais que j’avais besoin de repos. De retour au salon, je me suis assis dans mon fauteuil et je suis resté sans rien faire, les jambes croisées et les bras par-dessus les accoudoirs et mes lèvres jouant toutes seules.

            Un peu plus tard, je suis monté voir ce qui se passait là-haut. À présent c’était Gladys qui occupait la salle de bains. J’en ai profité pour jeter un coup d’œil dans la chambre d’Hermann. La lumière était éteinte, je ne voyais rien mais je l’entendis remuer et respirer.

            — Souviens-toi d’une chose…, murmurai-je en refermant doucement la porte. Plus vous remportez de succès dans ce monde, et plus vous êtes vaincus. Henry Miller. Nexus.